JULES JANIN

(1804-1874)

 

 

 

Portrait photographique de Jules Janin par Nadar

(Collections du Getty Museum)

 

 

A la fois écrivain et journaliste, Jules Janin a été surnommé le Prince des critiques. Les colonnes du Journal des Débats lui furent ouverte durant quarante ans, mais il collabora aussi à la Revue de Paris, à la Revue des deux mondes et au Figaro. Il fut élu à l’Académie française en 1870.

 

Dans son livre Un été à Paris (1843: 137-141), Jules Janin nous offre une description du Cirque des Champs-Elysées et de son ambiance fébrile. Après une digression condescendante et non dénuée d’un certain sadisme assez typique de son époque, sur le travail des écuyères, Jules Janin, plein d’admiration, nous décrit la singulière performance de Baucher et de Partisan:

 

Q Le Cirque-Olympique est le plus vaste et le plus solide campement des Champs-Elysées. L’architecte a voulu tout simplement construire, non pas un théâtre, mais une tente. A peine entré, vous êtes frappé de ces proportions gigantesques, La peinture, le velours, les lustres allumés, éclatent de toutes parts. Figurez-vous, -- mais où donc vais-je prendre mes comparaisons? – les Arènes de Nîmes, exécutées sur une petite échelle, en bois doré et en carton peint, et transportées là comme une contrefaçon de ce cirque de géants, vous aurez le Cirque-Olympique des Champs-Elysées.

Rin n’a été oublié ni au dedans ni au dedors, pour la parure de ce monument fragile. Au dehors, M. Pradier a placé les plus charmants bas-reliefs; sur le fronton, une belle amazone à demi nue dompte en se jouant un cheval fougueux. D’habiles artistes, car c’est une des habitudes royales de la France d’appeler en toute occasion la peinture et la sculpture à son secours, ont chargé la coupole et les murailles de toutes sortes de fantaisies brillantes; vous entrez de plain-pied, et soudain se présentent à vous toutes sortes d’escaliers, de corridors, de passages, qui vous conduisent du haut en bas de l’édifice; un lustre immense domine de ses feux une trentaine de lustres plus petits. Il nous semble que l’arène est un peu resserrée pour cette imposante enceinte; mais qu’importe l’arène? Le vrai spectacle, c’est cette vaste salle toute garnie par des hommes et par des femmes de toutes couleurs, chatoyant pêle-mêle, entassé là par le seul grand artiste qui soit sûr de remplir une salle, par le seul comédien toujours fêté, toujours adoré du public, toujours en voix, toujours en haleine, toujours poplaire: le bon marché.

Comme il a fallu tout voir, nous sommes entrés dans le foyer des acteurs. Voilà, cette fois, un lieu de délices. Ce foyer des acteurs est vaste, aéré, bien habité; vous entrez là sans que pas un des artistes s’aperçoive de votre présence, pas un salut, pas un sourire de l’ingénue, pas un regard du jeune premier; ces bons et braves gens sont tout entiers à leur réplique. Quand leur tour est venu d’entrer en scène, ils y vont simplement; sans cris, sans gestes, sans même se regarder au miroir; leur tâche accomplie, ils reviennent à leur foyer sans s’enorgueillir des applaudissements arrachés à la foule. Ils n’ont jamais payé le plus petit claqueur pour les faire valoir, au détriment de leurs rivaux. --- Ils ne se sont jamais insultés, calomniés les uns les autres pour un rôle à leur convenance. – Jamais vous n’avez vu, dans ce foyer modèle, la grande coquette venir étaler ses bijoux mal gagnés, le tyran faire teindre en noir son poil blanc, le raisonneur arriver chancelant sur ses jambes; ils sont tous sobres, sévères, sérieux; ils se contentent, pour tout appointement, de leur pain de chaque jour; ils n’ont pas une seule dispute avec l’habilleur du théâtre pour un morceau de bure ou de velours; ils obéissent au régisseur comme obéirait un seul homme. Le beau foyer! on n’y sent ni le musc, ni le patchouli, ni l’eau de Cologne, ni les roses fanées; on n’y voit ni faux toupets, ni poudre, ni rouge, ni blanc de céruse, ni mouches, ni fausses dents, ni faux mollets; là tout est vrai, la vieillesse, la jeunesse, la beauté, la laideur, la force et la grâce, l’intelligence et la passion. Le beau foyer! Et l’on s’obstine à appeler cela une écurie!

 

Que parlions-nous tout à l’heure de course au clocher? Était-il donc besoin d’aller si loin pour rencontrer toutes ces difficultés et tous ces périls? Le Cirque-Olympique ne suffit-il donc pas à toutes les émotions équestres du Parisien? Savent-ils donc un homme qui monte mieux `cheval que Baucher? Baucher, le vainqueur de Neptune et de Partisan!

Jamais arène plus glissante, jamais sentiers plus effrayants, jamais sauts de loup plus perfides, même sur le fossé du Boeuf couronné, ne se sont rencontrés plus nombreux qu’au Cirque-Olympique. Allez-y; peut-être serez-vous assez heureux pour qu’une jeune écuyère se casse les reins ce soir-là, sous vos yeux, et sans que le prix des places ait augmenté. Pas de jour ne se passe où l’équilibre ne leur manque: tantôt c’est le cheval qui va trop vite, tantôt elles vont trop vite sur le cheval. – Image trop réélle des passions. L’une s’est brisé le bras, et quand on l’a relevée, elle souriait à la foule ébahie, -- l’autre s’est foulé la jambe, et elle s’est tenue debout sur l’autre jambe, -- on croyait que cer exercice était dans son rôle. Il en est qui, furieuses de se voir désarçonnées en plein parterre, se mettent à courir après leur coursier tremblant, et alors ce sont des réactions incroyables de l’écuyère contre le cheval: le cheval se met à genoux et il demande grâce les deux mains jointes! La dame lui pardonne et le prend en pitié…C’est un cheval!

 

J’ai eu la joie de voir M. Baucher monter son beau Partisan. Ce M. Baucher est un très-habile écuyer qui a forcé le plus terrible cheval qui soit venu d’Angleterre à exécuter même des quadrilles et des pas dont M. Vestris lui-même, le grand Vestris, mort cette année dans un incognito qui l’eût bien étonné, le malheureux homme! eût été grandement jaloux. Dans le système Baucher, le cheval n’a plus ni volonté, ni intelligence, ni souvenir. Il n’est plus qu’une machine, ou, si vous aimez mieux, une force obéissant aux moindres mouvements que lui transmet le cavalier, sans que la moindre résistance soit possible. Aussi Partisan fut-il dompté dès le premier jour. Dès le premier jour, ainsi monté, ce terrible cheval devint tout de suite un animal docile et calme. Tout ce qu’on lui demande il l’accorde sans peine, sans effort. Il va, il vient, il s’arrête, il se cabre, il saute, il vole, il marche, il tourne sur une jambe, sur l’autre jambe, il galope avec les jambes de derrière, il marque la mesure comme M. Habeneck; vous n’avez aucune idée de cette facilité, de cette grâce, de cette élégance, de cette légèreté. Est-ce un homme? est-ce un cheval? D’où vient cela? On n’en sait rien. Le cavalier est aussi calme que sa bête. Il est en selle, et malgré toute voutre attention, vous ne sauriez dire coment donc s’exécutent, l’un portant l’autre, tous ces grands tours de force qui ne sont pas des tours de force! En effet, vous ne voyez agir ni les mains ni la jambe du cavalier; vous diriez que le cheval agit de lui-même, et parce que c’est là son bon plaisir. Quand Partisan reste les deux pieds de devant fixés sur le sol, et qu’il marque largement des foulées avec le pied de derrière, ou bien quand il se tient sur les pieds de derrière, et qu’il agite en cadence les pieds de devant, le vulgaire est tenté de crier: C’est miracle! Le miracle, c’est qu’il n’y a pas de miracle; c’est la chose la plus simple du monde; ce beau résultat est le résultat de l’équilibre, que le corps du cavalier soit porté d’arrière en avant, ou bien d’avant en arrière. Quelle précision cependant ne faut-il pas, quand par exemple le cheval doit ne remuer que les deux jambes diagonales! Avec quelle justesse faut-il surcharger ou alléger telle ou telle partie de l’animal! Mais aussi u cheval ainsi monté est le beau idéal de genre cheval et du genre cavalier. Jusqu’à présent en fait de chevaux montés en public, vous n’avez guère vu que des comédiens; Partisan est un véritable cheval!  f

 

 

 

Portrait de Jules Janin en frontispice de son livre

Paris et Versailles il y a cent ans (1874)